La cosmogonie d'Urantia

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179. Le Dernier Souper

LA COSMOGONIE D'URANTIA - FASCICULE 179. LE DERNIER SOUPER

DURANT l'après-midi de ce jeudi, lorsque Philippe rappela au Maître que la Pâque approchait et s'enquit de ses plans pour la célébrer, il pensait au souper de la Pâque qui devait avoir lieu le lendemain soir, vendredi. La coutume voulait que l'on commençât les préparatifs de la célébration au plus tard à midi la veille de la Pâque. Or les Juifs comptaient les journées à partir du coucher du soleil; cela signifiait que le souper du samedi de la Pâque aurait lieu le vendredi soir avant minuit.

Les apôtres ne parvenaient donc absolument pas à comprendre l'annonce du Maître qu'ils célébreraient la Pâque un jour plus tôt. Certains crurent que Jésus savait qu'il serait arrêté avant l'heure du souper de la Pâque le vendredi soir, et qu'en conséquence il les réunissait pour un souper spécial ce jeudi soir. D'autres pensèrent qu'il s'agissait simplement d'une occasion particulière précédant la célébration régulière de la Pâque.

Les apôtres savaient que Jésus avait célébré d'autres Pâques sans agneau, et qu'il ne participait personnellement à aucun office sacrificiel du système juif. Il avait maintes fois mangé de l'agneau pascal à titre d'invité, mais quand il recevait, on ne servait jamais d'agneau. Les apôtres n'auraient pas été surpris de voir l'agneau supprimé, même le soir de la Pâque, et puisque ce souper avait lieu un jour plus tôt, l'absence d'agneau passa inaperçue.

Après que le père et la mère de Jean Marc leur eurent souhaité la bienvenue, les apôtres montèrent immédiatement dans la salle du haut, tandis que Jésus s'attardait à causer avec la famille Marc.

Il avait été convenu d'avance que Jésus célébrerait cette fête seul avec ses douze apôtres, et en conséquence on n'avait prévu aucun serviteur pour les servir.

1. -- LE DÉSIR D'ÊTRE PRÉFÉRÉ

Quand les apôtres eurent été conduits au premier étage par Jean Marc, ils virent une salle vaste et commode complètement apprêtée pour le souper. Ils remarquèrent que le pain, le vin, l'eau, et les légumes étaient tout prêts à une extrémité de la table. Sauf à cette extrémité, la longue table était entourée de treize divans inclinés, exactement comme elle aurait été préparée pour la célébration de la Pâque dans une famille juive fortunée.

Tandis que les douze entraient dans la pièce, ils remarquèrent, tout près de la porte, les cruches d'eau, les bassines, et les serviettes destinées au lavage de leurs pieds poussiéreux. Aucun serviteur n'ayant été prévu pour leur rendre ce service, les apôtres commencèrent à se regarder les uns les autres dès que Jean Marc les eut quittés, et chacun se mit à penser en lui-même: Qui va nous laver les pieds? Et chacun pensa également que ce ne serait pas lui qui assumerait ce rôle apparent de serviteur des autres.

Tandis qu'ils se tenaient là, le coeur agité, ils promenèrent leur regard sur l'arrangement des sièges autour de la table et remarquèrent le divan surélevé de l'hôte d'honneur, avec une chaise-longue à sa droite et onze autres disposées autour de la table, la dernière faisant face au second siège d'honneur placé à droite du divan de l'hôte.

Ils attendaient l'arrivée du Maître à tout moment, mais ils étaient dans l'embarras, ne sachant s'ils devaient s'asseoir ou attendre sa venue en comptant sur lui pour leur désigner leur place. T@-í@-í°{ìààì¨-í`-í@`-íil avait l'intention de s'y allonger à titre de convive préféré. Cet acte de Judas provoque immédiatement une violente dispute parmi les autres apôtres. A peine Judas s'était-il emparé du siège d'honneur que Jean Zébédée prétendit occuper le second siège d'honneur, à droite de l'hôte. Simon Pierre fut tellement furieux de la prétention de Judas et de Jean à des positions de choix que, sous les regards irrités des autres apôtres, il tourna autour de la table et prit sa place sur le divan le plus bas, à la fin de la rangée, exactement à l'opposé de celui choisi par Jean Zébédée. D'autres apôtres ayant pris possession des sièges élevés, Pierre s'était décidé à choisir le plus bas non seulement pour protester contre l'orgueil indécent de ses compagnons, mais avec un secret espoir. Il pensait qu'en entrant et en le voyant à la place la moins honorifique, Jésus le ferait monter à une place plus élevée, et déplacerait ainsi un apôtre ayant prétendu s'honorer lui-même.

La position la plus élevée et la position la plus basse étant ainsi occupées, les autres apôtres choisirent leurs places, les uns près de Judas et les autres près de Pierre, jusqu'à ce qu'ils fussent tous installés. Sur ces divans inclinés autour de la table en forme d'U, ils étaient assis dans l'ordre suivant: à droite du Maître, Jean; à gauche du Maître, Judas, Simon le Zélote, Matthieu, Jacques, André, les jumeaux Alphée, Philippe, Nathanael, Thomas, et Pierre.

Ils étaient réunis pour célébrer, au moins en esprit, une institution datant même d'avant Moïse et qui se référait à l'époque où leurs ancêtres étaient esclaves en Egypte. Ce souper était leur dernier rendez-vous avec Jésus; même dans ce cadre solennel, les apôtres, sous la conduite de Judas, furent amenés une fois de plus à céder à leur ancienne prédilection pour les honneurs, la préférence, et l'élévation personnelle.

Ils étaient encore en train de récriminer avec irritation lorsque le Maître apparut dans l'embrasure de la porte, où il hésita un instant, tandis qu'une expression de désappointement gagnait lentement son visage. Il prit sa place sans commentaire et ne changea rien aux dispositions que les apôtres avaient prises pour les leurs.

Ils étaient maintenant prêts pour le souper, sauf que leurs pieds n'étaient pas encore lavés et que leur humeur était rien moins que plaisante. A l'arrivée du Maître, ils étaient encore en train de se faire des observations peu flatteuses les uns sur les autres, sans parler des pensées de certains d'entre eux, qui avaient suffisamment de contrôle émotif pour s'abstenir d'exprimer ouvertement leurs sentiments.

2. -- LE DÉBUT DU SOUPER

Pendant quelques instants après que le Maître eût pris sa place, aucune parole ne fut prononcée. Jésus promena son regard sur eux et détendit l'atmosphère avec un sourire en disant: « J'ai grandement désiré manger cette Pâque avec vous. Je voulais prendre une fois de plus un repas avec vous avant de souffrir. Sachant que mon heure est arrivée, j'ai pris des dispositions pour souper avec vous ce soir car, en ce qui concerne demain, nous sommes tous entre les mains du Père dont je suis venu exécuter la volonté. Je ne mangerai plus avec vous avant que vous ne siégiez avec moi dans le royaume que mon Père me donnera quand j'aurai achevé la mission pour laquelle il m'a envoyé dans ce monde ».

Après qu'ils eurent mélangé le vin et l'eau, ils apportèrent la coupe à Jésus qui la reçut des mains de Thaddée (1) et la tint en rendant grâces. Quand il eut fini de rendre grâces, il dit: « Prenez cette coupe et partagez-la entre vous, et quand vous boirez, comprenez que je ne boirai plus du fruit de la vigne avec vous, car c'est notre dernier souper. Quand nous siégerons encore de cette manière, ce sera dans le royaume à venir » (2).

Jésus parla ainsi à ses apôtres parce qu'il savait que son heure était venue. Il comprenait que le moment était arrivé où il devait retourner auprès du Père et où son oeuvre terrestre était presque achevée. Le Maître savait qu'il avait révélé sur terre l'amour du Père et proclamé sa miséricorde à l'humanité. Il avait parachevé la mission pour laquelle il était venu dans le monde, au point de recevoir tout pouvoir et toute autorité dans le ciel et sur terre. De même, il savait que Judas Iscariot avait pleinement résolu de le livrer ce soir-là à ses ennemis. Il comprenait parfaitement que cette trahison était l'oeuvre de Judas, mais aussi qu'elle plaisait à Lucifer, à Satan, et à Caligastia, le prince des ténèbres. Mais il ne craignait aucun de ceux qui cherchaient à abolir son pouvoir spirituel, pas plus qu'il ne craignait ceux qui cherchaient à le faire mourir physiquement. Le Maître n'avait qu'une inquiétude, et elle concernait la sécurité et le salut de ses disciples choisis. Alors, sachant pleinement que le Père avait placé toutes choses sous son autorité, le Maître se prépara à donner le spectacle de la parabole de l'amour fraternel.
  (1) Surnom de Jude Alphée : Matthieu X-3
  (2) Cf. Matthieu XXVI-29 ; Marc XVIV-25 ; Luc XXII-18.

3. - LE LAVEMENT DES PIEDS DES APOTRES

Après que l'hôte ait bu la première coupe de la Pâque, la coutume juive voulait qu'il se lève de table et se lave les mains. Au cours du repas, et après la seconde coupe, tous les invités se levaient également et se lavaient les mains. Les apôtres savaient que le Maître n'observait jamais ces rites de lavage cérémoniel des mains; ils étaient donc curieux de savoir ce qu'il avait l'intention de faire après qu'ils auraient partagé cette première coupe. Or le Maître se leva de table et se dirigea silencieusement vers la porte auprès de laquelle les cruches d'eau, les bassines, et les serviettes avaient été placées. La curiosité des apôtres se changea en étonnement lorsqu'ils le virent ôter son vêtement, se ceindre d'une serviette, et commencer à verser de l'eau dans l'un des pédiluves. Imaginez la stupéfaction de ces douze hommes, qui venaient de refuser de se laver mutuellement les pieds et de se disputer indécemment au sujet des places d'honneur à table, quand ils virent le Maître contourner la table vers le siège le plus bas du festin, où Simon Pierre était allongé, et s'agenouiller dans l'attitude d'un serviteur se préparant à laver les pieds de Simon. Lorsque le Maître s'agenouilla, les douze se levèrent comme un seul homme; même le traître Judas oublia pour un moment son infamie au point de se lever avec ses compagnons dans cette expression de surprise, de respect, et de profonde stupéfaction.

Voilà donc Simon Pierre regardant le visage redressé de son Maître. Jésus ne dit rien; il était inutile qu'il parle. Son attitude révélait clairement qu'il se proposait de laver les pieds de Simon Pierre. Malgré ses faiblesses humaines, Pierre aimait le Maître. Ce pêcheur galiléen fut le premier être humain à croire de tout coeur à la divinité de Jésus et à confesser pleinement et publiquement cette croyance. Et Pierre n'avait plus jamais douté de la nature divine du Maître. Puisque Pierre révérait et honorait pareillement Jésus dans son coeur, il n'était pas surprenant que son âme fût froissée à l'idée que Jésus était agenouillé là devant lui, tel un banal serviteur, et se proposait de lui laver les pieds comme l'aurait fait un esclave. Lorsque Pierre se ressaisit suffisamment pour parler au Maître, il exprima les sentiments du coeur de tous les apôtres.

Après quelques moments de grand embarras, Pierre dit: « Maître, as-tu réellement l'intention de me laver les pieds? » Relevant la tête pour regarder Pierre en face, Jésus dit: « Peut-être ne comprends-tu pas pleinement ce que je vais faire, mais plus tard tu connaîtras la signification de toutes ces choses ». Alors Simon Pierre prit une longue respiration et dit: « Maître, jamais tu ne me laveras les pieds ». Et chacun des apôtres approuva d'un signe de tête la ferme déclaration de Pierre refusant de laisser Jésus s'humilier ainsi devant eux.

L'appel dramatique de cette scène inaccoutumée commença à toucher même le coeur de Judas Iscariot; mais lorsque son vaniteux intellect jugea le spectacle, il conclut que ce geste d'humilité était simplement un épisode supplémentaire apportant la preuve concluante que Jésus ne serait jamais qualifié pour être le libérateur d'Israël, et que lui, Judas, ne s'était pas trompé en décidant d'abandonner la cause du Maître.

Tandis que les apôtres stupéfaits retenaient leur souffle, Jésus dit: « Pierre, je déclare que si je ne te lave pas les pieds, tu ne participeras pas à l'oeuvre que je vais accomplir ». Lorsque Pierre entendit cette déclaration, doublée du fait que Jésus restait agenouillé à ses pieds, il prit la décision d'acquiescer aveuglément au désir de celui qu'il respectait et aimait. Simon Pierre commença à se rendre compte que Jésus avait attaché à l'acte projeté une signification qui déterminerait les liens futurs de l'intéressé avec l'oeuvre du Maître; en conséquence, non seulement il admit que Jésus lui lave les pieds, mais encore, de sa manière caractéristiques et impétueuse, il dit: « Alors, Maître, ne me lave pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête » (1).

  (1) Cf. Jean XIII-9.

Tandis que le Maître se préparait à laver les pieds de Pierre, il dit: « Celui qui est déjà pur n'a besoin que d'avoir ses pieds lavés. Vous qui êtes assis avec moi aujourd'hui, vous êtes purs -- mais pas tous. Toutefois, la poussière de vos pieds aurait dû être lavée avant que vous ne preniez place au repas avec moi. En outre, je voudrais accomplir ce service pour vous à titre de parabole pour illustrer la signification d'un nouveau commandement que je vais bientôt vous donner.

De la même manière, le Maître fit le tour de la table en silence et lava les pieds des douze apôtres sans même en excepter Judas. Lorsqu'il eut fini, il remit son vêtement, retourna à sa place d'hôte, puis, après avoir regardé ses apôtres déconcertés, il dit:

« Comprenez-vous réellement ce que je vous ai fait? Vous m'appelez Maître, et vous dites bien, car je le suis. Si donc le Maître vous a lavé les pieds, pourquoi n'étiez-vous pas disposés à vous les laver mutuellement? Quelle leçon devriez-vous apprendre de cette parabole où le Maître rend si volontiers le service que ses frères ne voulaient pas se rendre l'un à l'autre? En vérité, en vérité, je vous le dis, un serviteur n'est pas plus grand que son maître, ni l'envoyé plus grand que celui qui l'envoie. Dans ma vie parmi vous, vous avez vu la manière de servir, et bénis sont ceux qui ont la grâce et le courage de servir ainsi. Mais pourquoi êtes-vous si lents à apprendre que le secret de la grandeur dans le royaume spirituel ne ressemble pas aux méthodes de pouvoir dans le monde matériel?

« Quand je suis entré ce soir dans cette chambre, vous ne vous contentiez pas de refuser orgueilleusement de vous laver réciproquement les pieds, mais il fallait aussi que vous vous disputiez les places d'honneur à ma table. Ces honneurs-là sont recherchés par les pharisiens et les enfants de ce monde, mais il ne devrait pas en être ainsi parmi les ambassadeurs du royaume céleste. Ne savez-vous pas que ma table ne comporte aucune place de préférence? Ne comprenez-vous pas que j'aime chacun de vous autant que les autres? Ignorez-vous que la place à côté de moi, considérée comme honorifique par les hommes, ne peut rien signifier quant à votre position dans le royaume des cieux? Vous savez que les rois des Gentils ont la souveraineté sur leurs sujets, et que l'on appelle parfois bienfaiteurs ceux qui exercent cette autorité. Mais il n'en sera pas ainsi dans le royaume des cieux. Si l'un de vous veut avoir la préséance, qu'il sache renoncer au privilège de l'âge; et si un autre veut être le chef, qu'il devienne semblable à un serviteur. Qui est le plus grand, celui qui siège au repas, ou celui qui le sert? Ne considère-t-on pas en général que celui qui est assis à table est le plus grand? Mais vous observerez que je suis parmi vous comme un serviteur. Si vous voulez bien être mes compagnons de route dans l'accomplissement de la volonté du Père, vous siégerez avec moi en puissance dans le royaume à venir, en continuant à faire la volonté du Père dans la gloire future ».

Quand Jésus eut fini de parler, les jumeaux Alphée apportèrent le pain et le vin, avec les condiments et la pâte de fruits secs, qui composaient le plat suivant du Dernier Souper.

4. -- DERNIÈRES PAROLES AU TRAÎTRE

Durant quelques minutes, les apôtres mangèrent en silence mais, sous l'influence de la bonne humeur du Maître, ils se mirent bientôt à causer, et le repas ne tarda pas à se poursuivre comme si rien d'anormal ne s'était passé pour troubler les bons espoirs et l'aménité sociale de cette réunion extraordinaire. Après un moment, vers le milieu du second service du repas, Jésus promena son regard sur les apôtres et dit:

« Je vous ai dit combien je désirais prendre ce souper avec vous. Sachant que les forces des ténèbres ont conspiré pour faire mourir le Fils de l'Homme, j'ai décidé que nous mangerions dans cette chambre secrète, un jour d'avance sur la Pâque, car demain soir à cette heure je ne serai plus avec vous. Je vous ai maintes fois répété que je dois retourner auprès du Père. Maintenant mon heure est venue, mais il n'était pas nécessaire que l'un de vous me trahisse et me livre à mes ennemis ».

La parabole du lavement des pieds et le discours subséquent du Maître avaient déjà fait perdre aux apôtres une bonne partie de leur outrecuidance et de leur présomption. Quand ils entendirent cela, ils commencèrent à se regarder les uns les autres et à demander avec hésitation d'un ton déconcerté: « Est-ce moi? » Quand ils eurent tous posé la même question, Jésus dit: « Il est nécessaire que je retourne auprès du Père mais, pour accomplir sa volonté, il n'était pas indispensable que l'un de vous devienne un traître. Ceci est la maturation du mal caché dans le coeur de l'un de vous, qui n'a pas aimé la vérité de toute son âme. Combien est trompeur l'orgueil intellectuel qui précède la chute spirituelle! Mon ami de longue date, qui mange actuellement mon pain, est prêt à me trahir, même pendant qu'il trempe sa main avec moi dans le plat».

Quand Jésus eut ainsi parlé les douze recommencèrent tous à demander: « Est-ce moi? » Quand Judas, assis à la gauche du Maître, redemanda « Est-ce moi? », Jésus trempa du pain dans le plat de légumes et le tendit à Judas en disant: « Tu l'as dit ». Mais les autres n'entendirent pas Jésus parler à Judas. Jean, qui était allongé à la droite de Jésus, se pencha et demanda au Maître: « Qui est-ce? Nous devrions savoir qui est infidèle à sa mission ». Jésus répondit: « Je vous ai déjà dit que c'est celui à qui j'ai donné le pain trempé ». Mais il était si naturel qu'un hôte donne du pain trempé au convive assis à sa gauche qu'aucun des douze n'y avait prêté attention, bien que le Maître se fût clairement exprimé. Mais Judas fut douloureusement conscient de la signification des paroles du Maître associées à son acte, et il se mit à craindre que ses compagnons ne se rendent également compte, maintenant, que c'était lui le traître.

Pierre était fort excité par ce qui avait été dit. Il se pencha sur la table et interpella Jean: « Demande-lui qui c'est, ou s'il te l'a fait savoir, dis-moi qui est le traître ».

Jésus mit fin à leurs chuchotements en disant: « Je suis attristé que ce mal soit arrivé et j'ai espéré jusqu'à la minute présente que le pouvoir de la vérité pourrait triompher des duperies du mal, mais on ne gagne pas de telles victoires sans la foi résultant d'un sincère amour de la vérité. Je n'aurais pas voulu vous dire ces choses à notre dernier souper, mais je désire vous avertir de ces chagrins et vous préparer ainsi à ce qui nous attend sous peu. Je vous ai dit cela parce que je souhaite qu'après mon départ vous vous souveniez que je connaissais tous ces perfides complots, et que je vous ai avertis que j'allais être trahi. Je fais tout cela uniquement pour vous fortifier en vue des tentations et des épreuves imminentes ».

Après avoir ainsi parlé, Jésus se pencha vers Judas et dit: « Ce que tu as décidé de faire, fais-le promptement » (1). Lorsque Judas entendit ces paroles, il se leva de table et quitta hâtivement la salle, sortant dans la nuit pour faire ce qu'il avait mentalement décidé d'accomplir. Quand les autres virent Judas partir précipitamment après que le Maître lui eût parlé, ils crurent qu'il était allé chercher un mets supplémentaire pour le repas ou faire quelque autre commission pour le Maître, car ils supposaient que Judas portait encore la bourse.

  (1) Jean XIII-27.

Jésus savait que désormais il n'y avait plus rien à faire pour empêcher Judas de devenir un traître. Il avait commencé avec douze apôtres -- il n'en avait plus que onze. Il en avait choisi six. Bien que Judas fût parmi ceux qui avaient été nommés par ses premiers apôtres choisis, le Maître l'avait accepté. Jusqu'à cette dernière minute, il avait fait l'impossible pour le sanctifier et le sauver, de même qu'il avait oeuvré pour la paix et le salut des autres.

Avec ses témoignages d'affection nuancés d'attendrissement, ce souper fut le dernier appel de Jésus au déserteur Judas, mais cet appel eut lieu en vain. Une fois que l'amour est réellement mort, les avertissements, même quand ils vous sont donnés avec le maximum de tact et transmis dans l'esprit le plus amical, n'aboutissent généralement qu'à intensifier la haine et à enflammer la mauvaise résolution d'exécuter entièrement vos propres projets égoïstes.

5. -- L'INSTITUTION DU SOUPER DE LA SOUVENANCE

Quand les apôtres apportèrent la troisième coupe de vin, la « coupe de la bénédiction», Jésus se leva de son divan, prit la coupe dans ses mains, et la bénit en disant: « Prenez cette coupe et buvez en tous. Ce sera la coupe de ma souvenance. C'est la coupe qui bénit une nouvelle dispensation de grâce et de vérité. Elle symbolisera pour vous l'effusion et le ministère du divin Esprit de Vérité. Je ne boirai plus de cette coupe avec vous jusqu'à ce que j'en boive de nouveau, sous une nouvelle forme, dans le royaume éternel du Père ».

Tandis qu'ils buvaient cette coupe de la bénédiction avec un profond respect et en parfait silence, tous les apôtres pressentirent qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. L'ancienne Pâque commémorait l'accession de leurs ancêtres passant d'un état d'esclavage racial à la liberté individuelle. Maintenant le Maître instituait un nouveau souper de la souvenance, symbolisant la nouvelle dispensation où l'individu asservi aux cérémonies et à l'égoïsme émerge dans la joie spirituelle de la fraternité et de la communauté des fils du Dieu vivant libérés par la foi.

Quand ils eurent fini de boire cette nouvelle coupe de la souvenance, le Maître prit le pain et le rompit en morceaux après avoir dit: « Prenez ce pain de la souvenance et mangez-le. Je vous ai dit que je suis le pain de vie, qui est la vie unifiée du Père et du Fils en un seul don. La parole du Père, telle qu'elle est révélée par le Fils, est en vérité le pain de vie ». Quand les apôtres eurent mangé le pain de souvenance, symbole de la vivante parole de vérité incarnée dans la similitude d'une chair mortelle, ils se rassirent.

En instituant ce souper de la souvenance, le Maître eut recours, selon son habitude, à des paraboles et à des symboles. Il employa des symboles parce qu'il voulait enseigner certaines grandes vérités spirituelles d'une manière qui rendrait malaisé à ses successeurs d'attacher à ses paroles des interprétations précises et des significations définies. Il cherchait ainsi à empêcher des générations successives de cristalliser son enseignement et d'asservir son message spirituel aux dogmes et aux traditions. En établissant l'unique cérémonie, ou sacrement, associée à l'ensemble de la mission de sa vie, Jésus prit grand soin de suggérer sa signification plutôt que de s'en remettre à des définitions précises. Il ne souhaitait pas détruire, par l'établissement d'une formalité concrète, le concept individuel de la communion divine, et ne voulait pas non plus limiter l'imagination spirituelle des croyants en la paralysant officiellement. Il cherchait plutôt à affranchir l'âme humaine née à nouveau, en l'installant joyeusement dans l'envol d'une liberté nouvelle et vivante.

Malgré l'effort du Maître pour établir ainsi le nouveau sacrement de la souvenance, ses successeurs au cours des siècles se chargèrent de contrecarrer efficacement son désir. Le symbolisme spirituel simple de cette dernière soirée d'incarnation a été réduit à des interprétations strictes et enserré dans la précision presque mathématique d'une formule fixe. De tous les enseignements de Jésus, aucun n'a été plus uniformisé par la tradition.

Quand le souper de la souvenance est partagé par des personnes qui croient au Fils et qui connaissent Dieu, son symbolisme n'a besoin d'être associé à aucune des fausses interprétations humaines et puériles concernant la signification de la présence divine car, en toutes ces occasions, le Maître est réellement présent. Le souper de la souvenance est le rendez-vous symbolique des croyants avec Micaël. Quand on devient ainsi conscient de l'esprit, le Fils est effectivement présent, et son esprit fraternise avec le fragment intérieur de son Père.

Après que les apôtres eurent médité durant quelques moments, Jésus poursuivit: «Quand vous accomplirez ce rite, souvenez-vous de la vie que j'ai vécue sur terre parmi vous, et réjouissez-vous que j'aille continuer à vivre sur terre avec vous et servir par vous. En tant qu'individus, n'ayez pas entre vous de contestations sur qui sera le plus grand. Soyez tous comme des frères. Quand le royaume aura grandi au point d'englober d'importants groupes de croyants, abstenez-vous également de lutter pour la prépondérance de ces groupes ou de chercher la préférence pour l'un d'eux ».

Ce grandiose événement eut lieu dans la chambre d'en haut d'un ami. Ni le souper ni la maison ne comportaient une forme sacrée ou une consécration cérémonielle. Le souper de la souvenance fut établi sans approbation ecclésiastique.

Après l'avoir ainsi instauré, Jésus dit aux apôtres: « Chaque fois que vous ferez cela, faites-le en souvenir de moi. Et quand vous vous souviendrez de moi, faites un retour sur ma vie incarnée, rappelez-vous que j'ai été jadis avec vous, et ensuite discernez par la foi que vous souperez tous un jour avec moi dans le royaume éternel du Père. C'est la nouvelle Pâque que je vous laisse, le souvenir de ma vie d'effusion, la parole de vérité éternelle, mon amour pour vous, l'effusion de mon Esprit de Vérité sur toute chair ».

Puis ils terminèrent la célébration de l'ancienne Pâque, mais sans effusion de sang, et la relièrent à l'inauguration du nouveau souper de la souvenance en chantant tous ensemble le Psaume CXVIII.

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